Marianne – L’oncle de Maxime Susini : « En Corse, la mafia veut prendre le pouvoir »

Après l’assassinat de Maxime Susini, un jeune militant nationaliste, un mouvement d’une ampleur inattendue s’est constitué contre l’emprise de la « mafia » sur la société corse. Jean-Toussaint Plasenzotti, l’oncle de Maxime, est l’un des visages de cette « résistance ». Un combat dangereux.

Par moments, Jean-Toussaint Plasenzotti parle de son neveu au présent. Comme s’il était encore là, à ses côtés, pour mener le combat. Il le dit, d’ailleurs : « Il est encore là, avec nous ». Le 12 septembre dernier, aux alentours de 8 heures du matin, Maxime Susini, 36 ans, ancien militant nationaliste et associatif, est touché par deux balles de fusil de chasse alors qu’il ouvre sa paillote, le 1768, située sur la plage du Peru, à Cargèse (Corse du Sud). Il meurt quelques instants après. Pour son oncle, le crime est signé. Maxime Susini se savait menacé pour s’être opposé aux ambitions d’une bande criminelle voulant « se faire une place à Cargèse » en mettant la pression sur des commerçants de la région.Une décision qui lui aurait été fatale. Pour l’heure, l’enquête se poursuit. Le ou les tireurs courent toujours. Mais au village, tout le monde croit les avoir identifiés. Et contrairement aux clichés exotiques véhiculés sur la Corse qui attribuent à l’omerta une dimension culturelle – c’est surtout un mode de survie, tant la probabilité est forte de croiser les auteurs de crimes dénoncés –, les habitants de Cargèse et d’au-delà ont décidé de parler.

L’assassinat de Maxime Susini a servi de catalyseur. Plusieurs collectifs anti-mafia se sont créés, dont celui de Cargèse. Pour son oncle, professeur de langue corse attaché aux idées de « libération nationale », en tuant son neveu, « ces bandes s’attaquent à la société corse dans ce qu’elle a de meilleur » et veulent « prendre le pouvoir, voire être le pouvoir ». Insupportable, pour lui comme pour beaucoup de proches de Maxime Susini et d’anonymes, lassés par la violence prédatrice en Corse. Dès le lendemain de l’assassinat, sur les murs du village, des portraits peints de « Massimu », le poing levé en signe de résistance, sont apparus. « Ça ne sera plus jamais comme avant », souffle Jean-Toussaint Plasenzotti. Comme un message adressé aux bandes criminelles. Aux représentants de l’État, également. « Face aux familles endeuillées, devant la population corse, ils porteraient une lourde responsabilité si les assassins n’étaient pas appréhendés », clame-t-il. Mais comme l’a souligné le quotidien Corse Matin, entre 2005 et 2013, « sur les 94 règlements de comptes (…), peu ont mené à des procès. Moins de 4% ». Or l’oncle de Maxime prévient que si l’État ne joue pas son rôle, la population ne se laissera pas « tuer parce que se défendre serait aller contre la loi. La première loi, c’est celle de la vie, celle de la survie ». Entretien avec un homme déterminé.

Marianne : Selon vous, pourquoi votre neveu Maxime Susini a été assassiné ?

Jean-Toussaint Plasenzotti : Depuis quelques années, une petite bande de voyous de très petite envergure tente de se faire une place à Cargèse. Après avoir débuté dans la vente de drogue, ils ont essayé de s’approprier des commerces dans la région pour pouvoir recycler leur argent sale en s’associant, par l’intimidation, à des commerces légaux. Des personnes visées par ces voyous ont demandé de l’aide à mon neveu pour que ces tentatives de racket s’arrêtent. C’était une personnalité reconnue du village, respectée par son implication dans la vie locale, un militant politique et un défenseur de la protection de l’environnement. On lui a demandé d’aller voir ces voyous pour qu’ils arrêtent leur racket. C’est ce qu’il a fait. Depuis deux ans, on savait que mon neveu était en danger, qu’il était en tête d’une liste de personnes à assassiner. Il y avait eu une précédente tentative, celle-là a abouti. Maxime était sur ses gardes mais n’a jamais voulu s’armer. Il voulait rester ce travailleur honnête qui arrive à l’heure à son travail. On lui a tiré dessus à une distance de 90 mètres. En tuant Maxime, cette bande pensait se débarrasser d’un obstacle et terroriser la population pour s’imposer. Sauf que ça n’a pas fonctionné ! Il y a eu une réaction salutaire des gens du village, de la famille, des amis et bien au-delà, pour condamner cet assassinat mafieux et refuser cette logique de peur.

Est-ce que, justement, vous avez été surpris de cette réaction à l’assassinat de votre neveu ?

Non. Maxime Susini était un militant politique, un patriote corse, un résistant. Ce n’est pas un meurtre crapuleux ou un règlement de compte. En tuant Maxime, on a voulu se débarrasser d’une personne qui politiquement, humainement, était un obstacle au pouvoir mafieux. Et il y a encore en Corse énormément de gens honnêtes, courageux, capables d’élever la voix face à l’injustice, au crime et à l’assassinat. Particulièrement quand il touche une personne comme Maxime. Les mafieux sont une toute petite minorité qui emploie des moyens extrêmement violents. S’il n’y avait pas de résistance, ils n’emploieraient pas de violence. Donc paradoxalement, l’utilisation de la violence est une marque de faiblesse. Ils ne sont pas si forts que ça ! La nouveauté c’est qu’avant, les bandes criminelles s’entretuaient entre elles. Aujourd’hui, avec l’assassinat de Maxime, elles s’attaquent à la société corse dans ce qu’elle a de meilleur. Nous sommes passés dans une dimension extrêmement dangereuse. La mafia est en phase d’appropriation du pouvoir et c’est pour ça qu’il faut la détruire maintenant, avant qu’elle ait contaminé l’ensemble du corps social.

Nous sommes dans une situation extrêmement dangereuse. Les assassins de Maxime prévoient de tuer d’autres personnes.

À la suite de cet assassinat, de nombreux Corses de Cargèse et d’ailleurs, refusant une forme de fatalisme, se sont rassemblés pour dénoncer à haute voix les agissements de ces bandes criminelles. Est-ce que cette réaction populaire annonce une nouvelle ère pour la société corse ?

A Cargèse a été créé le collectif anti-mafia Maxime Susini : la lutte démarre à l’endroit où le défi a été lancé à la société corse. La réponse à ce crime, ce sont des gens qui sont descendus dans la rue à visage découvert, qui ont signé l’adhésion au collectif en donnant leur nom, leur prénom et leur adresse. Historiquement, ça n’a jamais existé en Corse ! Et on reçoit chaque jour de nouvelles adhésions de toute la Corse. Aujourd’hui, à Cargèse, les gens n’ont pas peur de dire le nom des assassins et des commanditaires.Dans la rue, la population interpelle les gendarmes pour leur demander où en est l’enquête. Ça ne se faisait pas avant. Les gens parlent librement. La création du collectif a eu deux buts. D’abord, de montrer aux gens que même si Maxime a été tué, il y a encore des dizaines de Maxime encore vivants et prêts à poursuivre son combat. Ensuite, de montrer aux assassins que s’ils pensaient se constituer à Cargèse un territoire, ils se trompaient.

Vous sentez-vous soutenu par les représentants de l’État dans votre combat pour dénoncer les crimes et l’emprise mafieuse en Corse ?

Pour l’instant, je n’ai entendu aucune réaction particulière, la préfète est restée silencieuse sur l’assassinat de mon neveu. Mon neveu était un militant politique, un homme engagé pour ses idées, il était sous surveillance policière à cause de ses engagements et les autorités savaient pertinemment qu’il était menacé. Pourtant, elles n’ont pas empêché son assassinat. On me demande souvent si je me sens à mon tour en danger avec mes prises de
position. Je fais toujours la même réponse : les autorités, avec les
moyens dont elles disposent, savent beaucoup de chose et elles ne
semblent pas penser que je suis en danger puisqu’elles ne m’ont jamais
appelé ou proposé une quelconque protection…

En revanche, comme rien n’est jamais monolithique en Corse, il y a des services de police et de gendarmerie qui sont toujours mus par l’esprit de service public, républicain, comme ont dit. Et je fais le pari que cet esprit poussera les autorités à attraper les assassins de mon neveu, ceux qui les ont aidés et ses commanditaires. On en a besoin. Nous sommes dans une situation extrêmement dangereuse. Les assassins prévoient de tuer d’autres personnes, en particulier dans la famille ou parmi les amis de Maxime.

Il y a une course contre la montre. Nous, nous faisons notre travail de citoyen. Nous parlons ouvertement, clairement. À tel point que les assassins ou leurs amis ont été obligés de réagir. Le soir même où je suis intervenu dans l’émission C politique, des inscriptions sur des murs de la périphérie d’Ajaccio sont apparues, à la fois injurieuses et menaçantes, avec le nom de personnes susceptibles d’être assassinées. Ce qui confirme qu’il y avait bien une liste de cibles, Maxime était le premier. Pourtant, ni le procureur, ni la préfète n’ont demandé à me voir. Personne ne nous a rassurés, expliqué que nous étions soutenus. La déclaration de guerre des mafieux faite à la société corse a été bien comprise de tous. Une défaite face à la mafia annoncerait des choses terribles pour l’ensemble des habitants de la Corse.

Vous craignez qu’un cycle de violence se déclenche ?

Ce que je crains, c’est que les mafieux tuent d’autres personnes chez nous ! Je ne crains pas que les Corses se défendent s’ils sont agressés. Personne, ni en Corse, ni en métropole, ni n’importe où, ne pourrait soutenir la théorie qu’il faudrait se laisser tuer parce que se défendre serait aller contre la loi. La première loi, c’est celle de la vie, celle de la survie. Les Corses ont le droit de se défendre contre ces prédateurs, ces assassins, c’est de la légitime défense. C’est une forme de résistance, même si ce n’est pas celle que j’appelle de mes vœux. La balle est dans le camp des autorités. Face aux familles endeuillées, devant la population corse, ils porteraient une lourde responsabilité si les assassins n’étaient pas appréhendés.

Pensez-vous que ce mouvement de la société civile qui s’est enclenché puisse retomber ?

Habituellement, au bout d’une semaine, la personne tuée est oubliée. Là, ça fait un mois et on a l’impression que c’est hier que Maxime a été assassiné. L’émotion est toujours aussi vive. Maxime Susini, on le porte à bout de bras, il est encore là, avec nous. Donc non, ça ne sera plus jamais comme avant. La criminalité, c’est une donnée de toutes les sociétés humaines mais normalement, elle est cantonnée à la marginalité. Ici, elle a la prétention d’être le pouvoir. On ne pourra jamais faire disparaître la criminalité, ce serait un vœu pieu. Mais nous voulons réduire la mafia à ce qu’elle doit être, une criminalité à la marge de la société. En Corse, la mafia veut prendre le pouvoir, voire être le pouvoir. La mafia, c’est une économie et c’est aussi un pouvoir totalitaire. Nous menons un combat profondément politique. C’est pour ça que Maxime a été assassiné. C’était un militant politique.

Source : https://www.marianne.net/societe/l-oncle-de-maxime-susini-en-corse-la-mafia-veut-prendre-le-pouvoir

Le Monde – Naissance d’une parole antimafia en Corse

La création de deux collectifs et l’annonce, par le président du Conseil exécutif de l’île, Gilles Simeoni, de l’ouverture d’une session extraordinaire de l’Assemblée territoriale sur la violence marquent un tournant.

Analyse. Comment débarrasser la Corse de la mafia ? Longtemps apparue sans fondement aux yeux des principales figures de l’île ou de l’Etat qui niaient l’existence d’un tel système, cette question a fini par émerger dans le débat public insulaire. Deux événements ont fait surgir cette parole. Au cours de l’été, un candidat sérieux à la prochaine élection municipale d’Ajaccio a vu ses entreprises ciblées par des incendies criminels. Puis le 12 septembre, Maxime Susini, un militant nationaliste, a été assassiné, à Cargèse. L’émotion suscitée par ces actes a entraîné la création de deux collectifs antimafia et l’annonce, par le président du Conseil exécutif de Corse, Gilles Simeoni, de l’ouverture, fin octobre, d’une session extraordinaire de l’Assemblée territoriale sur la violence.

Pour défaire la Corse de l’emprise mafieuse, il faut, en effet, d’abord la nommer. Fin septembre, à Ajaccio, une vingtaine de personnalités de la société civile ont baptisé leur rassemblement « A maffia no, A vita iè » (non à la mafia, oui à la vie) et revendiquent 2 500 membres. Le second, appelé « Massimu Susini », a vu le jour, début octobre, à Cargèse, où vivait la victime. Ces deux collectifs entendent fédérer tous ceux qui veulent « résister à la mafia ». Une démarche relayée par un débat sur l’emprise criminelle sur la société, organisé dans les locaux de l’université de Corte, fin septembre, ayant connu un certain succès d’affluence.

Ces paroles dispersées ont eu un écho auprès du pouvoir politique de l’île qui a eu le mérite de le fédérer et de confirmer que le mal concernait l’ensemble du territoire. Gilles Simeoni, président (autonomiste) du Conseil exécutif, interrogé le 25 septembre par France 3 ViaStella, s’est exprimé clairement : « Il y a une situation de dérive mafieuse en Corse et ce phénomène est ancien. » Fort de ce constat, a-t-il dit, « nous allons faire passer notre société d’une logique archaïque et mortifère à une logique de vie et de respiration démocratique ». Selon lui, « il faut dire haut et fort que n’avons pas peur » et « les élus doivent prendre leurs responsabilités ; certains ont des porosités critiquables avec ces milieux, y compris chez les nationalistes ».

Source : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/11/naissance-d-une-parole-antimafia-en-corse_6015058_3232.html

Libération – En Corse, la société civile veut se dresser contre la mafia

Samedi après-midi, près de 300 personnes se sont rassemblées à Cargèse (Corse) pour s’ériger contre le meurtre d’un jeune du village, Maxime Susini. Une preuve de plus du réveil de la société civile, exaspérée par l’emprise mafieuse qui étreint l’île.

Photo Pascal Pochard-Casabianca. AFP

Samedi après-midi, à Cargèse (Corse), alors que les cloches de l’église célèbrent le mariage d’un enfant du village, une partie des habitants de la commune est réunie sur l’ancien stade. L’ambiance, cette fois, est lourde : quelque 300 personnes sont présentes pour protester contre l’assassinat de l’un des leurs, Maxime Susini, militant nationaliste de 36 ans, tué par balles le 12 septembre.

Sur le sol de terre battue, des chaises en plastique sont disposées autour d’une estrade où une banderole affiche en photographie le visage souriant de la victime. A quelques mètres en contrebas, la plage du Peru, où le jeune homme a été pris pour cible au petit matin, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir sa paillote.

Horrifiée par ce crime, la société civile corse entend désormais se dresser contre l’emprise mafieuse qui fracture l’île, en créant notamment un collectif baptisé Massimu Susini, en hommage à cette personnalité du village. A la tête de l’initiative, la deuxième du genre depuis le crime (un premier collectif antimafia a vu le jour à Ajaccio), Jean-Toussaint Plasenzotti, l’oncle de la victime. Ce professeur de langue corse, militant de longue date, n’entend pas mâcher ses mots. Pour lui, le terme de «mafia» – si difficile à prononcer dans l’île – est loin d’être exagéré pour décrire la situation de la Corse. Et si son neveu a été tué, c’est, dit-il, «parce que Maxime s’opposait verbalement et physiquement aux comportements mafieux d’une bande de criminels locaux, adossés à une bande bien plus puissante d’Ajaccio».

La parole gagnera-t-elle contre les armes ?

Debout, micro en main devant une assemblée composée en majorité de gens du village, mais parsemée de quelques figures bien connues du nationalisme corse, Jean-Toussaint Plasenzotti exhorte les gens à prendre la parole : «Il faut qu’on se parle, quitte à se disputer. Si on se dispute on peut se réconcilier, cela ne tue personne. Massimu, lui, ne peut plus se réconcilier avec personne. La parole doit se libérer. La situation est difficile pour nous en famille, pour le village, pour la Corse. Le but de ce collectif est de penser, de réfléchir, de comprendre et de trouver ensemble les outils qui permettent d’éloigner une menace terrible.»

Si, dans le public, peu nombreux sont ceux qui osent attraper le micro, quelques uns n’hésitent pas. Pierre Poggioli, ancien membre du Front de libération nationale corse (FLNC), lance la discussion sur l’inutilité des discours sémantiques : «Je suis sidéré de voir les débats, par médias interposés, sur le terme mafia. Il y a tous types de mafia dans le monde et la mafia corse a sans doute ses spécificités.» Jean-Jérôme Mondoloni, membre de l’association de défense de l’environnement ABCDE, fréquemment soumise à des pressions, enfonce le clou : «Le temps de l’indignation est terminé. Il y a encore des gens plus puissants que d’autres. Quelques familles contrôlent en réalité l’économie corse. Donc il suffit que les mafieux contrôlent ces familles pour contrôler l’économie. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que quand on contrôle l’économie on contrôle les politiques.»

Un apiculteur de la région se lève à son tour pour regretter que les élus de tous bords ne se saisissent pas suffisamment de la question : «J’ai l’impression que c’est un problème entre nationalistes alors que tout le monde est touché. Alors je suis un peu étonné de ne pas voir des élus de droite, de gauche, du milieu… Enfin pas le milieu comme on l’entend, se reprend-t-il en riant, s’exprimer sur ce sujet.» Dernière à prendre la parole, Vincente Cucchi, présidente de l’association ABCDE, dénonce les pressions dont elle a été elle-même victime dans le cadre de son engagement : «Je viens de Bonifacio. La mafia, elle existe. Je l’ai rencontrée dans l’extrême sud de l’île, sur les chemins, dans le maquis, quand on m’a suivie. Quand on a fait sauter ma maison. Quand j’ai appris récemment, de manière fortuite, qu’une certaine personne avait mis un contrat sur ma tête. Est ce que normal quand on fait son travail de citoyen ?» Il faut une bonne dose de courage pour dire cela publiquement en Corse. Reste à savoir si la parole gagnera contre les armes.

Source : https://www.liberation.fr/france/2019/10/06/en-corse-la-societe-civile-veut-se-dresser-contre-la-mafia_1755767