Libération – En Corse, la société civile veut se dresser contre la mafia

Samedi après-midi, près de 300 personnes se sont rassemblées à Cargèse (Corse) pour s’ériger contre le meurtre d’un jeune du village, Maxime Susini. Une preuve de plus du réveil de la société civile, exaspérée par l’emprise mafieuse qui étreint l’île.

Photo Pascal Pochard-Casabianca. AFP

Samedi après-midi, à Cargèse (Corse), alors que les cloches de l’église célèbrent le mariage d’un enfant du village, une partie des habitants de la commune est réunie sur l’ancien stade. L’ambiance, cette fois, est lourde : quelque 300 personnes sont présentes pour protester contre l’assassinat de l’un des leurs, Maxime Susini, militant nationaliste de 36 ans, tué par balles le 12 septembre.

Sur le sol de terre battue, des chaises en plastique sont disposées autour d’une estrade où une banderole affiche en photographie le visage souriant de la victime. A quelques mètres en contrebas, la plage du Peru, où le jeune homme a été pris pour cible au petit matin, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir sa paillote.

Horrifiée par ce crime, la société civile corse entend désormais se dresser contre l’emprise mafieuse qui fracture l’île, en créant notamment un collectif baptisé Massimu Susini, en hommage à cette personnalité du village. A la tête de l’initiative, la deuxième du genre depuis le crime (un premier collectif antimafia a vu le jour à Ajaccio), Jean-Toussaint Plasenzotti, l’oncle de la victime. Ce professeur de langue corse, militant de longue date, n’entend pas mâcher ses mots. Pour lui, le terme de «mafia» – si difficile à prononcer dans l’île – est loin d’être exagéré pour décrire la situation de la Corse. Et si son neveu a été tué, c’est, dit-il, «parce que Maxime s’opposait verbalement et physiquement aux comportements mafieux d’une bande de criminels locaux, adossés à une bande bien plus puissante d’Ajaccio».

La parole gagnera-t-elle contre les armes ?

Debout, micro en main devant une assemblée composée en majorité de gens du village, mais parsemée de quelques figures bien connues du nationalisme corse, Jean-Toussaint Plasenzotti exhorte les gens à prendre la parole : «Il faut qu’on se parle, quitte à se disputer. Si on se dispute on peut se réconcilier, cela ne tue personne. Massimu, lui, ne peut plus se réconcilier avec personne. La parole doit se libérer. La situation est difficile pour nous en famille, pour le village, pour la Corse. Le but de ce collectif est de penser, de réfléchir, de comprendre et de trouver ensemble les outils qui permettent d’éloigner une menace terrible.»

Si, dans le public, peu nombreux sont ceux qui osent attraper le micro, quelques uns n’hésitent pas. Pierre Poggioli, ancien membre du Front de libération nationale corse (FLNC), lance la discussion sur l’inutilité des discours sémantiques : «Je suis sidéré de voir les débats, par médias interposés, sur le terme mafia. Il y a tous types de mafia dans le monde et la mafia corse a sans doute ses spécificités.» Jean-Jérôme Mondoloni, membre de l’association de défense de l’environnement ABCDE, fréquemment soumise à des pressions, enfonce le clou : «Le temps de l’indignation est terminé. Il y a encore des gens plus puissants que d’autres. Quelques familles contrôlent en réalité l’économie corse. Donc il suffit que les mafieux contrôlent ces familles pour contrôler l’économie. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que quand on contrôle l’économie on contrôle les politiques.»

Un apiculteur de la région se lève à son tour pour regretter que les élus de tous bords ne se saisissent pas suffisamment de la question : «J’ai l’impression que c’est un problème entre nationalistes alors que tout le monde est touché. Alors je suis un peu étonné de ne pas voir des élus de droite, de gauche, du milieu… Enfin pas le milieu comme on l’entend, se reprend-t-il en riant, s’exprimer sur ce sujet.» Dernière à prendre la parole, Vincente Cucchi, présidente de l’association ABCDE, dénonce les pressions dont elle a été elle-même victime dans le cadre de son engagement : «Je viens de Bonifacio. La mafia, elle existe. Je l’ai rencontrée dans l’extrême sud de l’île, sur les chemins, dans le maquis, quand on m’a suivie. Quand on a fait sauter ma maison. Quand j’ai appris récemment, de manière fortuite, qu’une certaine personne avait mis un contrat sur ma tête. Est ce que normal quand on fait son travail de citoyen ?» Il faut une bonne dose de courage pour dire cela publiquement en Corse. Reste à savoir si la parole gagnera contre les armes.

Source : https://www.liberation.fr/france/2019/10/06/en-corse-la-societe-civile-veut-se-dresser-contre-la-mafia_1755767